jeudi 5 février 2015

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Lanterna Magika, Josef Svoboda, Prague, 1958-1961 


Octobre, une  certaine année.

Exhibant sa naïveté délectable, la jeunesse se présente devant l’acrimonie :
-Je savais que tu serais ici.
Un soir, parmi tant d’autre où le jour craignant la nuit, échappe à la clarté  plus fébrilement encore. Peut-être que  les rayons du soleil fiévreux me déroutèrent plus que la remarque même :
-... Pardon?
-Oh? Elle sait parler après tout! Salut!
-Euh... Salut.
-Je te vois souvent ici, tu aimes bien cet endroit?
- Pas spécialement.
-Vraiment? Alors que tu viens même les dimanches?
-Je ne fais qu’étudier.
-Wow. J’aimerais pouvoir être studieux et étudier un dimanche…
 -...
-Et ton nom c’est?
(...)
-Et bien je suis ravi de te rencontrer. Ça fait un moment que j’essaye de te parler mais bon, tu sais, tu as une sorte d’aura. Comme si tu voulais rester seule. En fait, t’es plutôt sympa. 
-Ah.
-Ça te dérange si je me joins à toi?
Il commence à déverser le contenu de son sac sur la table n`attendant, vraisemblablement, aucune réponse. Il surprend mon regard qui se promène entre les autres tables vides et lui.
-Ahaha. J’ai juste pensé que tu pourrais avoir une bonne influence  sur moi si je reste ici. Do you mind?
I do.
-Non.
Il chantonne gaiement les murmures d’une jeunesse oubliée.  Il n’a pas l’air heureux, ni d’être à l’agonie pour autant. Quelque part, il cherche le contact de mon regard.   Je l’ignore silencieusement.  Quand il se lève, mon esprit anticipe hargneusement son absence.
-See you around.


C’est tout ? Non mais attends. Tu te fous de moi là. Une question se pose, ou encore un reproche; tu peux former des mots, une vingtaine de phrases vainement nébuleuses, avant même que ta plume ne frôle le parchemin, mais ne peux, en réalité, que prononcer dix pathétiques phonèmes en une éternité? Affligeant. Quand je lisais ton blog, je pensais que tu te noyais dans les manuscrits de la sagacité tous les soirs, moi. Je pensais que tu savais savamment vivre. Je pensais que tu étais cultivée, que le silence t`insupportait, que tu me ferais rêvais. Oui, je pensais que tu étais l’érudit qui saurait me comprendre. T`avais l`air de si bien harponner la souffrance humaine. Que ton salon était peint de la couleur vive des douleurs délusoires. En fait, tu ne comprends rien à rien. 
 Ah je sais. En réalité, t`es plutôt chiante hein? Non, c’est bon aller. Je veux même pas te voir extravaguer 2 ou 3 paragraphes sur ce rapport laconique qui met en cause ta propre désaffection frauduleuse. 

(...)


Janvier, une autre certaine année.


-Donc c’est non?
-Un non absolu.
-Et tu ne penses pas que tu pourrais changer d’avis?
-Je sais que je ne changerai pas d’avis.
-Les humains changent toujours d’avis.
-Je ne dois pas être humaine.
-Oh… Ce n’est pas ce que je voulais dire.
-...
-Et si moi, en tant qu’humain, j’essayais de te faire changer d’avis, ce serait bon non?
L’ennui? La solitude? La situation absurde, inutilement, étiolée? L’ombre d’une lueur d’espoir? Peut-être que c’est un peu de tout cela qui m’a fait prononcer le présage de la fin éminente :
-Tu ne penses pas qu’en m’incitant à réformer mon jugement, tu piétines sur  mes principes et qu’ainsi, tu me manques de respect?
Hameçon à l’eau.
-Comment ça je te manque de respect?
Le poisson lorgne le piège tombé du ciel. Le pêcheur tire sur sa perche :
-En fait, à partir du moment où tu penses qu’il te faut changer les décisions d’autrui,  positions qui sont notamment basées sur des principes moraux, tu es en train d’altérer les fondements de cette personne. Tu ne penses pas que tu commets un acte irrévérencieux à son encontre?
Juste un moment, la main du pêcheur trésaille sur sa perche;  il ne veut pas tracter l’impéritie et n’espère qu’un seul souffle. Celui qui pourrait rompre la surface amorphe de l’eau.
-Ah…  Je vois, je vois. En fait t’es  « smart » toi hein?  Moi qui te croyais réservée et tout! Ahaha. Je comprends mieux. Bon, écoute je retire tout et on en parle plus.  Je voulais pas te manquer de respect ou je sais pas quoi hein. Y’ a aucun problème.
Des yeux fuyants. Des mouvements brusques. L’image du rat piégé frappe mon esprit. Œdipe cerné par l’Oracle. Candide leurré par son ingénuité.
Le pêcheur tranche le fil, le lien, d’une corrélation mort-née.
-Je dois probablement exagérer. Il n’y a, effectivement, aucun problème.
-Bon je vais te laisser à tes occupations hein. À plus.
J’entends un « Adieu », et observe une fuite préconisée.  
Entre sa détresse, quant à la tournure atypique de la discussion, et le soulagement de  son évasion, je remarque ce regard familier;  celui du poisson inanimé qu’on charcute.


Alors, toi, spectre de mes relations ensevelies, ombre passager de mes couloirs, fantôme de mes lecteurs  je te dois bien une réponse au reproche lancé antérieurement.

Tu n’as rien compris aux significations des discussions et des rapports que j’entretiens avec autrui. Je te lance le gribouillage de ton portrait et appréhende ton retour sur terre.

 Tu n'es que l'ombre d'une existence. Tes récits gonflent la préciosité comme un roi ballonné par des velléités. Ton malheur est la conséquence de mon sarcasme pyrrhonien. Le goût de mes plaies est le fruit de tes larmes. Ta douleur est le trait qui donne l'accent aux maux dénués de charme. Tu incarnes le sourd qui entend mon fiel, le muet qui véhicule ma pensée, l'aveugle qui porte mon regard sur le monde.  Le cercueil qui recueille ma mémoire. Le vent qui porte mon oubli.

En somme, je ne respire que pour m`observer. Me voir, c`est contempler le monde humain.  Retranscrire les élucubrations de ma pensée rétroactive au gré du temps. Me penser. L`égocentrisme à son comble.

Mais toi?

Toi, tu n’es que le pion de mes chroniques.